(translated version in english)

Récemment, j’ai eu l’occasion de parler avec une personne qui m’inspire beaucoup, Ariane Longevial. Elle est une photographe française, qui a grandi dans le sud de la France avec ses deux frères, sa sœur, sa mère et son père, et vit aujourd’hui à Paris. Son travail représente un style unique qui recherche ce qui est vrai à travers l’objectif de l’appareil photo. Les photos d’Ariane ont quelque chose de très spécial, quelque chose qu’il est difficile d’identifier – familier et étrange en même temps.

 

Ariane explore sa relation unique avec le monde à travers les espaces et les personnes qui sont proches et loin d’elle, et son univers intérieur. Elle nous donne un aperçu de sa vie avec ses séries, par exemple « Je est une autre » – sur sa relation avec sa femme, ou « Presque moi » sur son corps et sa lutte contre le cancer. Grâce à sa volonté de s’ouvrir à travers son art, nous sommes invités à voir une nouvelle façon de voir la vie, à voir une vision qui recherche l’essence de la vie, sans la mythifier ou la minimiser.

Parlons de ta relation entre ta caméra et toi – est-ce une bataille pour toi de traduire ta vision via l’objectif de ta caméra ?

Ça dépend, parfois c’est très difficile de retranscrire ce que je veux, d’autrefois c’est très facile. Ma relation avec mes boîtiers varie beaucoup. Je travaille essentiellement au numérique, mais de plus en plus, au Polaroïd et notamment pour ma série « Je est une Autre ». 

 

Mon Polaroïd étant une vieille version, il faudrait utiliser des flash, ce que je ne fais pas. Je suis donc obligée de contrebalancer et de jouer avec son « défaut » et la lumière. Avec le Polaroïd, c’est plus difficile de faire ressortir ce que je veux vraiment. Le manque d’intensité lumineuse rend le résultat  parfois capricieux. C’est chaque fois, un challenge, presque une surprise. Mon style photographique varie beaucoup et je n’ai pas de directions artistiques précises. Je voudrais ne réaliser que des photos qui me font ressentir une émotion.

 

Je travaille comme si chaque cliché était unique. Comme si je n’avais pas d’autres possibilités. Je déclenche très peu, à la manière des photographes à l’argentique. De temps en temps, quand je déclenche, je sais que la photo sera ma préférée de la série. Je ne saurais pas l’expliquer, mais il y a quelque chose qui se passe entre moi et la photo, et je ressens que celle-ci sera spéciale. Les images hantent ma tête, autant celles que je fais, que celle que je ne fais pas. 

Ou est-il intéressant de regarder ta vision mais sous une nouvelle forme – peut-être quelque chose de plus étrange mais tout autant familier ? 

Ma vision de voir les choses est très différente de ce qui se fait et beaucoup de gens ne comprennent pas ma façon de percevoir le monde. J’aime beaucoup que tu parles d’étrangeté familière dans mon travail, ça veut dire qu’en effet il y a quelque chose qui te parle. Je doute beaucoup du fait que mon travail parle aux autres.

 

Quand je déclenche, c’est peut-être davantage un sentiment que je capture en moi qu’un instant de vie. 

Je me remets beaucoup en question par rapport aux photographes « coloristes » d’aujourd’hui. Il semble que ce qui est beau dans mon travail c’est que je prends en photo ce qui est habituellement décrit comme moche, ce qui n’est pas intéressant, et que, ce faisant, je lui donne une âme. J’aime bien l’idée. 

Lorsque je pense à ton art j’ai l’impression que tu peux trouver un sujet dans tous les espaces – la rue, les cérémonies, voire via ta propre personne. Tout d’abord, quelles sont les choses qui t’inspirent ?

En effet, je pense pouvoir trouver des sujets dans pratiquement toutes les situations, tant qu’il y a de la couleur et/ou des formes.

 

Mes inspirations sont très vastes, d’abord ma famille, le cinéma, et la vie. J’ai toujours beaucoup observé, et j’ai toujours regardé à côté de là où les autres regardent.  Ce qui m’inspire vraiment c’est la volonté de faire des images aussi incroyables que celles de photographes ou cinéastes que j’admire. Je veux réussir à trouver cette chose qu’ils capturent et qui m’émeut.  Parmi eux, Almodovar, Richard Curtis, Garry Marshall et Sofia Coppola m’ont particulièrement marquée par leur capacité à capturer l’essence d’un sentiment, d’une ambiance ou d’une couleur.

Aussi as-tu trouvé ces inspirations à travers différents éléments accumulés depuis ta jeunesse ou est-ce une compétence que tu as développée ? 

J’ai grandi dans le Sud, à la campagne et j’ai passé beaucoup de temps à observer la nature.  J’ai grandi dans une famille où l’on partage beaucoup nos pensées et nos sentiments. Étant de nature sensible, à chaque fois, je me plongeais dans leur manière de penser, et ça m’a beaucoup aidé à voir les choses différemment. 

 

De plus, ma mère et ma sœur sont toutes les deux dans l’art. Dans mon enfance, ma sœur avait des listes de films à regarder pour ses études et je les regardais avec elle. On pouvait passer une semaine entière à regarder tout Almodovar. Il m’a particulièrement marquée. 

 

D’un autre côté, ma mère préférait les musées et l’histoire de l’art. Elle nous faisait régulièrement faire des analyses d’œuvres pendant nos sorties. Le principe : essayer de comprendre l’artiste et mettre des mots sur les sentiments que l’œuvre nous procurait.

 

Le cinéma est une partie importante de ma vie et j’ai rapidement compris que les personnes réelles ne ressemblaient pas aux personnages des films. J’aimais alors trouver des petits liens entre le monde fictif et le réel, cela me permettait d’inventer ma propre histoire, qui chaque matin recommençait à zéro. Je voyais ma vie comme une bobine de film infinie. Chaque jour était une nouvelle histoire. 

Comment créer et trouver une relation entre les objets inanimés ? Comment réussis-tu à amener la vie dans ce qui n’est pas vivant ?

Pour moi tous les objets sont vivants, j’aime leur imaginer une âme ou une personnalité. 

 

D’une certaine manière ils le sont car une énergie s’en dégage, sûrement due au fait que chaque chose qu’on touche, transforme, utilise, capture une petite partie de nous. J’ai réalisé récemment que dans mes travaux, en dehors des sujets dits « intimes », je ne photographie que très peu d’humains. 

 

Alors peut-être que finalement je capture les traces qu’ils laissent  sur les objets ? J’imagine que c’est une sorte de mémoire du passé.

Comment capturer l’essence d’une personne sans la mythifier ou la minimiser ? 

J’ai envie de te répondre : en la prenant en compte telle qu’elle est, avec  ses failles et ses forces. Si on ne juge pas les gens, qu’on entre en lien avec eux, on réussit à capturer leur essence.

 

Si je prends en compte ses failles et ses forces, il est plus difficile de la mystifier ou de la minimiser. C’est ainsi la reconnaître comme une être complexe et unique.

« Collages » –

Juste un exemple parmi tes nombreuses séries expérimentales – peux-tu m’expliquer le processus de conception de tes idées et de ta démarche.

Pour toutes ces séries, je n’ai pas de processus précis de conception, c’est principalement mon ressentiment et mes envies qui parlent à l’instant présent.

 

J’aime les textures, les couleurs et les formes, alors j’aime laisser mon esprit se vider en faisant certains projets. Collage, c’est juste mon esprit qui se vide.

« Je est une autre » – Qu’as-tu appris au sujet de toi-même, de la vie et de l’amour à travers l’objectif de ta caméra ? 

C’est une série de plus de 80 Polaroïd. Pour l’instant, elle est loin d’être finie, mais elle m’a permis d’apprécier un peu plus mon corps, car le boîtier passe de temps en temps, dans d’autres mains, et il arrive que ma compagne fasse les photos. 

 

Cette série m’a permis d’approfondir mon travail photographique, d’oser faire plus de photos même s’il s’agit de choses très simples de ma vie. J’ai tendance à être perdue dans le temps, donc prendre des photos me permet de me retrouver. 

 

C’est grâce à elles que je me souviens des dates et des périodes. Elle m’a aussi permis de me concentrer sur l’autre tout en trouvant ma place. Ma copine est ma première relation. Avant elle, je n’avais pas fait mon coming-out. J’ai donc beaucoup appris grâce à cette relation mais aussi cette série photo. C’est finalement, une façon de devenir spectatrice de ce que je vis, de voir chaque scène, de redécouvrir cette relation et ainsi de l’apprécier doublement, avec ses nouveaux contrastes.

« Presque moi » – Cette série est très personnelle et intime, une histoire de ta vie que tu as partagé avec tout le monde. Premièrement ton courage et ta volonté de s’ouvrir est très inspirant pour moi. Peux-tu m’en dire plus sur ta décision de faire cette série et comment tu te retrouves dans ces photos ?

D’abord, merci.

 

Alors, j’ai réalisé cette série, lorsque j’étais étudiante en école de photos il y a 3 ans.  Je ne sais pas si les images me correspondent encore car je pense avoir beaucoup changé de style. C’était une façon de tourner une page, c’était 10 ans après mon cancer. Pour moi, il était toujours accroché à ma peau, derrière moi. J’avais le sentiment, que les gens que je rencontrais ne voyaient que ça. 

 

Alors, j’ai décidé de le mettre une bonne fois pour toute sur le devant de la scène. J’ai voulu lâcher la main de cette maladie qui m’avait attrapée très jeune et grandir enfin sans elle. J’ai été accompagnée de 2 professeurs pendant mes études. Le premier m’a dit qu’il avait lui-même travaillé sur le sien, qu’il ne fallait pas faire quelque chose de larmoyant. Le second m’a aidé à prendre la distance nécessaire pour traiter ce sujet très personnel. 

J’ai commencé cette série avec le x100v de chez Fujifilm et un objectif d’équivalence 35mm. Il m’a permis d’être très proche de mon sujet, et d’en ressortir ce qui m’importait

 

Le plus difficile a été de montrer le projet, mais c’était aussi le plus important. Quand je l’ai montré à ma promotion pour la première fois, ça m’a vraiment libérée. 

Aussi, sur la dernière photo, selon moi il s’agit d’un repère de progrès personnel – que signifie cette photo de la plage pour toi ?

Oui tout à fait. C’est la dernière image que j’ai réalisée, et comme je te disais plus tôt, j’ai compris instantanément que c’était la dernière et qu’elle clôturerait la série.  Je crois que c’est sur cette plage que j’ai enfin lâché mon cancer.  Je crois même que jusqu’à cette photo, je me cachais derrière, un peu comme un bouclier, et à partir de là, j’ai compris qu’il y avait encore plein de temps et de vie à vivre. Sur cette plage j’accepte le deuil de mon adolescence, de celle que j’aurais pu être. 

 

Cette photo me procure les larmes aux yeux quand je la revois.  Le début de cette réponse a été écrit il y a quelque temps déjà.  Depuis, j’ai eu de nouveaux  problèmes de santé, et je peux aussi te dire que cette image me donne maintenant le sentiment qu’il m’a rattrapée en me faisant baisser la garde. Cette photo est devenue très floue pour moi. J’ai le sentiment que la maladie a été plus rapide, que je n’ai pas eu le temps de me retourner qu’elle est de nouveau là. 

 

Alors finalement est ce que cette série est finie ? Je l’ignore, je n’en suis pas sûre, nous saurons très bientôt. 

Merci infiniment à Ariane pour son art, sa sensibilité et sa volonté de s’ouvrir à moi et au monde. Nous devons trouver et soutenir des personnes vraiment uniques comme elle, pour nous rappeler pourquoi nous vivons.

 

Merci beaucoup également à Juliette Gros et Orlanda Zuanic, qui m’ont aidée à traduire mon mauvais français et à écrire d’une manière qui rende justice à Ariane.

 

Voici les sites web d’Ariane et de sa compagne, Pauline Gosserez – une photographe talentueuse et touchante.

arianelongevial.format.com/

paulinegosserez.wixsite.com/monsite